HISTOIRES... et métaphysique...
Jean d'Ormesson aimait beaucoup les histoires qui ouvraient une porte sur des réflexions proches de la métaphysique. A la page 40 de son autobiographie Qu'ai-je donc fait, on peut lire celle-ci :
Au fin fond de la Pologne, c'est-à-dire nulle part, une calèche s'avance sous la neige... Derrière le gros cocher, couvert d'une lourde houppelande et dont on ne voit que le dos, deux assistants aux tresses bouclées et aux longues barbes en désordre, tout en noir sous leur kippa ou sous leur chapeau de feutre, entourent un fameux rabbin et l'accablent de leurs louanges et de leur admiration.
- Mais qu'ai-je donc fait ? murmure le grand rabbin. Je suis peu de chose aux yeux des hommes. Je ne suis rien aux yeux de Dieu. Je ne suis rien. Et moins que rien.
- O rabbi ! s'écrie le premier assistant, si toi, tu n'es rien, alors que suis-je, moi, qui ne suis que l'ombre de rien ?
- Ah ! se lamente le deuxième assistant, si toi, rabbi, tu n'es rien, et si ton premier assistant est moins que rien, alors, moi, où suis-je donc ? Plus bas, j'imagine, que la poussière de la terre.
A ce moment précis, un cri déchirant provient du devant de la voiture. La calèche s'arrête. Le cocher se retourne. Les larmes coulent sur son visage. Les sanglots l'empêchent de parler.
- Oh ! balbutie-t-il avec effort, oh ! si le grand rabbi n'est rien, si son premier assistant est moins que rien, si son second assistant est très au-dessous de moins que rien, que suis-je, moi, pauvre de moi, qui ne suis qu'un misérable cocher qui n'a jamais rien fait !
Alors, du fond de la calèche s'élève la voix du rabbi : "Non ! mais pour qui se prend-il, celui-là ?"